Triste coïncidence : alors qu’un de mes derniers éditoriaux mentionnait son nom, Frédérick Leboyer vivait ses derniers jours d’incarnation. Il s’est éteint le 25 mai dernier, en Suisse, à l’âge de 98 ans. Ce très vieux monsieur est décédé dans un quasi anonymat, sans qu’aucun grand média n’en parle, hormis le site d’un hebdomadaire resté suffisamment observateur. Si le Dr Olivier Soulier n’avait pas signalé cet article isolé dans sa newsletter, je serais peut-être passé moi-même à côté de l’information sur la disparition de ce grand homme du XXème siècle. Car le Dr Frédérick Leboyer, gynécologue et obstétricien français né à Paris en 1918, était un personnage hors-du-commun qui mériterait d’être enterré au Panthéon et de figurer dans tous les livres d’histoire. La médecine a perdu avec lui un de ses plus estimables représentants, un être de grande valeur auquel les jeunes générations de femmes et d’enfants doivent une fière chandelle et dont elles devraient saluer la mémoire. C’est lui, en effet, qui est à l’origine d’une des plus grandes révolutions médicales du siècle passé, et à mes yeux la plus grande d’entre elles. C’est lui, sorte de synthèse entre Gandhi et Albert Schweitzer, qui aurait mérité tout à a fois le Prix Nobel de Médecine et le Prix Nobel de la Paix. C’est Frédérick Leboyer qui a changé le destin des habitants de la terre en plaidant « Pour une naissance sans violence », titre du livre qui l’a fait connaître en 1974 et qui a bouleversé progressivement les habitudes dans les maternités.
Il faut en effet savoir d’où on vient. Les moins de 50 ans l’ignorent, mais l’obstétrique a connu une véritable mutation durant les dernières décennies. Quand je suis né, en 1960, j’ai encore subi le calvaire de ce qui était alors la norme en matière d’accouchement : dans une salle froide, bruyante et éclairée comme un bloc opératoire, un gynéco en tenue de chirurgien m’a sans doute brutalement extrait de l’utérus maternel, m’a suspendu en l’air par les pieds et m’a donné une claque sur les fesses pour déclencher mon premier cri. À cette époque, c’était la façon habituelle d’accueillir les nouveau-nés. On était tellement persuadé que les bébés ne ressentaient rien, qu’ils n’éprouvaient pas la douleur, qu’il était même courant de les opérer sans anesthésie ! Les suspendre comme un morceau de viande et vérifier leur bon fonctionnement en les frappant, c’était la manière classique de leur souhaiter la bienvenue. Ensuite, il est très probable que l’accoucheur a coupé immédiatement le cordon ombilical et que les infirmières se sont empressées de m’emmener pour me laver, me peser et me faire passer une série d’examens intrusifs. De très longues minutes ont dû s’écouler avant qu’on me ramène à ma mère et que je sois mis en contact avec sa peau et sa poitrine nourricière. Et encore ! J’ai eu la grande chance que ma maman décide d’allaiter car en ce temps-là, le mythe débile selon lequel le biberon pouvait remplacer le lait de femme faisait déjà des ravages. Je n’en ai pas la preuve, mais j’ai certainement été privé du colostrum, victime de la même croyance imbécile en l’infériorité des sécrétions naturelles. En ce temps-là, les sages-femmes étaient reléguées dans l’ombre et la brutalité médico-masculine s’exerçait sans retenue contre les parturientes et leur progéniture.
Frédérick Leboyer était lui-même une victime de cette époque barbare. Il était né post-mature et son extraction aux forceps fut une épreuve épouvantable pour sa génitrice. Plus tard, il fut un des premiers à endormir les femmes au chloroforme pour leur permettre d’accoucher sans douleur. Son vécu de nourrisson l’avait traumatisé et il voulait à tout prix que naissance ne rime plus avec souffrance. Mais deux événements vont alors modifier son parcours d’obstétricien-anesthésiste. D’abord, au cours de la psychanalyse qu’il vient d’entamer, il prend conscience que ce n’est pas par pure bonté qu’il endort les accouchées. « En les empêchant de crier, de hurler, c’est la souffrance de ma mère, ce sont ses cris, et mes cris à moi aussi que j’essayais d’effacer. Ce fut très dur de découvrir ça » confiera-t-il dans une interview. Ensuite, le gynécologue français fait un voyage en Inde et découvre dans ce pays une tradition de l’accouchement naturel, tout en douceur pour le bébé et avec moins de douleur pour la maman. Il revient en France et jette les bases de ce qui deviendra « La méthode Leboyer », un manière d’accoucher prévoyant notamment la relaxation pendant le travail, le silence et la pénombre, et surtout l’accueil sans violence du bébé placé immédiatement et délicatement sur le ventre de la mère, la coupure du cordon et les premiers soins étant reportés à plus tard. Avant de publier l’ouvrage qui fera tant de tapage, Frédéric Leboyer a voulu être sûr que son approche n’était pas nocive pour les nouveau-nés et il a demandé à la psychologue Danielle Rapoport de pratiquer des « baby-tests » sur 1000 enfants nés de la sorte. C’est quand elle lui a confirmé que ces enfants allaient bien à tous points de vue que « Pour une naissance dans violence » a déboulé dans les librairies, bousculé les mentalités et fait basculer l’obstétrique dans une ère nouvelle.
Pourtant, ce livre a été très attaqué à sa sortie, aussi bien par les médecins conservateurs que par les militantes féministes de la péridurale. Lassé par les critiques, mais aussi guidé par l’intuition que son traumatisme de naissance était réparé et qu’il pouvait suivre sa légende personnelle, son auteur a d’ailleurs rendu sa blouse blanche pour devenir écrivain, poète et réalisateur de films. Cliquez sur sa page wikipédia pour avoir une idée de l’entendue de son œuvre. C’est lui, entre autres, qui a fait également connaître en Occident le Shantala, l’art hindou de masser les bébés. Quand ma femme et moi avons décidé de procréer, à l’aube des années 90, nous avons lu le livre du Dr Leboyer. Nous avons également suivi le séminaire de préparation naturelle à la naissance du naturopathe André Passebecq, qui s’en inspirait partiellement. Et nous avons lu aussi les premiers bouquins du Dr Michel Odent, qui fut le premier à adopter la « méthode Leboyer » dans sa maternité de Pithiviers et qu’il a approfondie dans le sens d’un plus grand respect encore des processus naturels et physiologiques de la naissance. Mon épouse et moi avons eu la grande chance de trouver une gynécologue et une maternité qui appliquaient à peu près tous les principes de l’accouchement naturel sans violence. Nos trois filles sont nées à la clinique de Braine-l’Alleud, près de Bruxelles, pionnière à l’époque mais aujourd’hui imitée dans de nombreux établissements. Désormais, il est aisé de trouver un lieu où la femme peut ne rien précipiter, se relaxer en baignoire, choisir sa position de délivrance, accoucher dans un espace « cocoon » démédicalisé avec musique douce et lumière tamisée, et accueillir son enfant à peine sorti sur sa peau et à son sein. Cette révolution, on la doit à Frédérick Leboyer !
Si je lui rends ce si vibrant hommage, c’est parce que je suis convaincu que l’humanisation de la naissance est un immense et magnifique cadeau fait à l’humanité pour les siècles des siècles. Comme la psychanalyste Françoise Dolto l’a également découvert de son côté, le bébé est une personne douée dès le départ d’une vive sensibilité, une véritable éponge émotionnelle et un être de langage dont toute l’intelligence précoce s’exprime dans l’inconscient du corps. Et comme le savent aujourd’hui les praticiens en décodage psychobiologiquee, tout ce qui s’imprime lors du vécu périnatal retentit durablement sur la santé globale du futur adulte. Bien sûr, il reste encore énormément à faire pour enrayer la médicalisation de la naissance et renouer avec l’art naturel de donner la vie. Les avertissements du Dr Odent sur les méfaits d’autres interventions funestes (césariennes, déclenchements, ocytocine synthétique…) demeurent trop ignorés et demandent à leur tour la prise de conscience que l’acte de (faire) naître est un processus sacré où l’artifice n’a pas sa place, ou ne devrait pas l’avoir. Mais Leboyer a accompli l’exploit de faire reculer l’interventionnisme obstétrique occidental et celui de susciter l’intérêt pour la sagesse orientale. En montrant la voie du mieux-naître, il a donné sa chance à l’avenir.