L’accouchement
Le patriarche déchu
S’il est un rituel de la société sans pères [1] qui met crûment en scène la déchéance du « patriarche » tant décrié par certaines féministes, c’est bien celui de l’accouchement à l’hôpital. Empêtré dans une blouse blanche dont il ne sait que faire et qui achève de signer sa soumission à l’ordre médical, l’homme assiste impuissant à toutes les maltraitances et humiliations qui s’abattent sur sa compagne : nue ou quasiment [2], attachée par ses jambes écartées dans une position ridicule qui l’oblige à exhiber le sexe qu’on vient de lui raser et qui sera bientôt sauvagement tailladé sous prétexte d’épisiotomie, gourmandée si elle se plaint trop, houspillée si elle ne pousse pas quand il faut – ou si elle pousse quand il ne faut pas… Lui, il est juste prié de dire merci [3].
Et tout ça pourquoi ?
Aucune personne de bon sens n’aurait spontanément l’idée d’accoucher allongée : outre l’aberration mécanique de la position qui est évidemment contraire au mouvement du bébé [4], il semble également que le report de son poids sur la colonne vertébrale de sa mère soit cause d’une souffrance inutile [5]. Le rasage vulvaire, lui, est tellement essentiel que le plus grand arbitraire règne désormais à ce sujet, mais il suffit d’aller sur les forum (ou d’interroger les mères) pour constater qu’il est encore fréquemment pratiqué : de toute façon, j’ai eu l’occasion d’expliquer ailleurs à quel point cette pratique humiliante (et à tout le moins inconfortable, voire pénible lors de la repousse des poils – surtout sur une cicatrice d’épisiotomie) était plus gouvernée par un fantasme médical récurrent de saleté féminine que par quelque raisonnement rigoureux que ce soit. Quant à l’épisiotomie, rappelons qu’elle consiste à infliger une déchirure certaine pour contrecarrer le risque d’une déchirure éventuelle (ce qui est à peu près aussi rationnel que de boire pour oublier qu’on boit) et que la plupart des études effectuées convergent pour montrer que les déchirures survenues après épisiotomie tendent à être plus graves que celles survenues spontanément [6] – ce qui n’empêche pas le taux d’épisiotomies d’avoisiner 100% dans certains établissements… En matière de rationalité, rappelons également que la technique même du geste correspond à une aberration à peu près unique en chirurgie [7], à savoir couper un muscle transversalement. Rappelons enfin que nonobstant les dénégations des professionnels de santé, la douleur post-épisiotomie est forte (au point qu’avec l’extraction d’une dent de sagesse, cette intervention est classiquement utilisée comme modèle lorsque l’on fait des essais cliniques sur un antalgique…) et que dans les mauvais cas, elle peut même basculer à la chronicité – avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer sur la qualité de vie de la personne concernée (douleur en position assise) comme sur sa vie sexuelle ; le risque d’incontinence urinaire ou fécale – excusez du peu – est également mentionné par diverses études.
Les inconvénients mécaniques de la position aberrante imposée à la parturiente sont encore aggravés par l’usage de la péridurale, que l’on sait de plus en plus fréquent [8]. La péridurale, en effet, ralentit les contractions et abolit le réflexe de poussée, contribuant ainsi à freiner encore plus la descente du bébé et à contrarier son expulsion : selon certaines études, cette dystocie iatrogène se traduirait, à elle seule, par un doublement, voire un quadruplement du risque de césarienne. La péridurale achève aussi de déposséder la mère de son accouchement puisque, désormais insensible au rythme de ses contractions, celle-ci n’a plus d’autre issue que de se laisser guider complètement par le personnel soignant relativement à des processus physiologiques pourtant aussi intimes que la façon de respirer ou de pousser. C’est aussi l’occasion de rappeler que, globalement, la péridurale n’est pas une procédure dénuée de risques, et que certaines complications (chocs, infections, hémorragies, asphyxie, accidents neurologiques) peuvent s’avérer fatales ou se solder par des séquelles durables [9]. Il faut également savoir que le pourcentage d’échecs est étonnamment élevé avec ce mode d’analgésie, puisqu’on retrouve dans la littérature des taux allant jusqu’à 20% des patientes. Par conséquent, on aimerait être certain que les parturientes sont dûment informées de ce rapport bénéfice/risque problématique lorsque la péridurale leur est proposée comme antalgie de simple confort [10].
La mère humiliée
J’entends d’ici les protestations outrées que ne manquera pas de susciter le propos « machiste » qui précède – les hommes, c’est bien connu, gardant avec Yahvé la nostalgie des temps bénis où les femmes étaient condamnées à accoucher dans la douleur. Mais outre que comme spécialiste de iatrogénie d’une part, comme médecin fréquemment sollicité dans des affaires médico-légales d’autre part, j’ai une certaine expérience de la souffrance liée à l’accident médical bête – et en tout cas inopiné [11] –, je voudrais également souligner que, comme très souvent en pareille matière, le prix humain à payer en sus de tout pour un apparent [12] confort médicalisé n’est pas négligeable. Pour reprendre les termes exacts d’une bonne synthèse [13] réalisée (en collaboration avec des professionnels de l’obstétrique [14]) par une profane qui ne se place pas du tout dans une critique systématique du système :
« (…) les patientes sont plus faciles à surveiller puisque “scotchées” à leur table d’accouchement ».
Je laisse à plus philosophe que moi le soin d’examiner si l’image de la parturiente telle qu’elle ressort de cet instantané a gagné en dignité relativement à celle véhiculée par la Genèse… Mais si l’on ajoute au tableau de l’accouchement tel qu’il vient d’être esquissé la médicalisation extrêmement lourde de la grossesse depuis son tout début [15], il devient difficile de contester la dimension d’aliénation profonde et spécifique du processus obstétrical considéré dans son ensemble : « libérée » ou non, la future mère moderne n’a guère d’autre maîtrise que celle d’en demander toujours plus (des échographies « de convenance » [16], la promesse d’une péridurale ou la présence d’un obstétricien…) dans une aventure dont elle n’est jamais l’actrice – et où elle n’est jamais dans une relation égalitaire avec les professionnels supposés veiller sur son bien [17]. Au point que lorsque l’institution opère un exceptionnel retour critique sur les dérives dont elle est pourtant la principale responsable, c’est de toute façon toujours au bénéfice d’une mineure irresponsable ou d’une Bécassine impressionnable : ainsi, lorsque la Haute Autorité de Santé (HAS) s’émeut des échographies de convenance, justement, c’est en regard des « risques psychoaffectifs pour la mère et l’entourage que pourrait générer la livraison de ces images, en l’absence d’un accompagnement compétent » (AFP, 25/06/12). La débauche de technicité à prétention scientifique où l’obstétrique a conduit les femmes de nos jours nous ramène donc aux temps pourtant lointains où l’on craignait l’effet dommageable sur le psychisme maternel des rencontres désagréables ou des émotions inopinées : lorsqu’elle sursautait à l’irruption d’un chien (risque d’avoir un enfant avec des pattes de chien) ou qu’elle croisait un individu difforme [18]… C’est à des perles comme ça que, sous le vernis éblouissant de la technicité, on reconnaît l’archaïsme profond qui travaille la représentation médicale des femmes… La recommandation d’un « accompagnement compétent » n’est pas très loin, non plus, de la thérapeutique sur laquelle j’ironisais plus haut et qui consiste à boire pour oublier qu’on boit, puisqu’en l’espèce, les inconvénients imputables à une médicalisation clairement excessive débouchent sur la recommandation de… s’en remettre à un médecin [19]. Yahvé était moins collant…
Mathématicien de formation, le Dr Marc Girard est devenu médecin tout en menant des recherches sur la modélisation mathématique en biologie. Après un bref passage comme salarié d’une grande firme pharmaceutique, il a développé, en France, la première activité libérale de conseil en pharmacovigilance et en pharmaco-épidémiologie, tout en pratiquant comme psychothérapeute d’inspiration freudienne. A côté de ses travaux consacrés à la médecine et au médicament, il a publié les livres « Alertes grippales » et « Médicaments dangereux : à qui la faute ? » Editions (Dangles)
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