Je vous propose cette fois d’aborder le thème de la parole — cette particularité de notre espèce à laquelle certain(e)s consacrent un peu plus de temps que d’autres — pour découvrir que parler est finalement, à l’origine, une question de survie pour l’individu et pour l’espèce.
Complexité
Rappelons tout d’abord que parler est une des fonctions parmi les plus complexes qui soient, la phonation et la maîtrise d’un langage n’étant pas une mince affaire. Sur le strict plan mécanique, parler nécessite déjà l’intervention de la bouche (langue et mâchoire), du pharynx, du larynx et du système respiratoire (grill costal et diaphragme), et donc de centaines de muscles parfaitement coordonnés.
Quant à la gestion par le cerveau de tout cela, c’est d’une complexité incroyable : l’aire motrice du langage (aire de Broca) traduit les pensées en paroles ; l’aire prémotrice contrôle la bouche, la langue, le pharynx et le larynx ; et l’aire motrice primaire contrôle la respiration. En plus de cela, l’aire d’association auditive (aire de Wernicke) permet de faire la distinction entre bruit et parole, et aussi de traduire les mots en pensées.
Alors, évidemment, se pose la question suivante : mais pourquoi donc Mère Nature — qui n’a pas pour habitude de faire dans l’inutile ou le superflu — s’est-elle à ce point investie pour nous doter d’un mode de communication aussi élaboré ?
Bavardage social
Pour faciliter la transmission de la connaissance me direz-vous ? Pour discuter de la localisation des points d’eau, des meilleures zones de chasse, ou de la bonne façon de tailler les silex ?.. Et ben non : pas du tout ! En effet, les animaux qui ne disposent pas de la parole communiquent néanmoins et acquièrent la connaissance par l’expérience et l’observation. Quant aux personnes sourdes et muettes, elles peuvent parfaitement accéder à la connaissance, même si elles ne savent pas lire.
En faisant l’analyse de nos sujets de conversation habituels, chronomètre en main, l’équipe du Professeur Robin Dunbar de l’Université de Liverpool a peut-être répondu à cette passionnante question : Mère Nature nous aurait tout simplement dotés de la parole afin de nous puissions nous adonner au bavardage social ou, dit autrement, pour nous permettre de faire de la politique ! Ce n’est pas possible me direz-vous ?
Publicité politique
Et ben si ! Car cette étude a permis de faire cette surprenante constatation : nous consacrons environ deux tiers de notre temps de parole quotidien (et donc au minimum autant de réflexion) au commérage, à faire notre pub, et à parler des autres, surtout pour les critiquer ! J’avoue qu’il m’a fallu un certain temps de réflexion — et surtout un gros effort d’honnêteté intellectuelle — pour reconnaitre la pertinence de l’analyse.
La conclusion de cette étude envisage que Mère Nature nous aurait surtout dotés de la parole pour que nous puissions faire de la politique, c’est-à-dire pour faire notre promotion afin d’accéder à la meilleure position possible dans la hiérarchie du groupe, au plus près du pouvoir et si possible même à la position dominante.
Pour se faire, mieux vaut disposer d’un outil de communication verbale très élaboré pour exposer notre point de vue et convaincre ; pour séduire de nouveaux amis et constituer des alliances ; pour glaner quelques potins ; pour nous informer de ce qui s’est passé en notre absence ; pour nous renseigner sur l’état d’esprit des uns et des autres, etc . Mais pour l’essentiel, cela consiste surtout à critiquer les autres et/ou à remettre en cause l’ordre établi.
Hiérarchie & diplomatie
Mais tout cela n’est finalement qu’une question de survie puisque, dans la nature, mieux vaut être proche du pouvoir pour espérer manger à sa faim. En effet, chez tous les animaux sociaux, la hiérarchie n’est pas une mince affaire et il arrive même, en période de disette, qu’un individu en bas de l’échelle sociale ne puisse survivre parce que ne pouvant accéder à une ration alimentaire suffisante. De plus, chez les animaux sociaux, seuls les individus en haut de la hiérarchie ont, en principe, une chance de se reproduire et donc de transmettre leurs gènes : ce qui est précisément le sens même de la vie.
Cela dit, il convient de se poser une autre question : mais pourquoi les filles parlent-elles plus que les garçons ? Tout simplement parce que, Mesdames, il vous revient deux très lourdes tâches qui nécessitent de beaucoup communiquer : tout d’abord, l’éducation des enfants, mais surtout d’assurer la paix sociale au sein du groupe, gérer les conflits, apaiser les tensions, arrondir les angles, orchestrer des réconciliations, etc. Tout cela nécessite beaucoup de talent et une excellente maîtrise de la diplomatie.
Contrôler le mâle
D’ailleurs, des spécialistes envisagent que l’évolution de la parole soit justement passée par le féminin pour que, avec les copines, vous puissiez gérer l’ingérable : les mâles, et plus particulièrement le mâle dominant que son statut rend bien souvent despotique et tyrannique. Merci Mesdames ! Que serions-nous devenus sans vous ?..
Quant à l’utilité de la parole pour transmettre la connaissance, on pourrait dire que c’est la cerise sur le gâteau, le bonus. A l’évidence, l’humanité est aussi devenue ce qu’elle est grâce à cela.
Pour le fun, osez évaluer objectivement le temps que vous consacrez au commérage, à bavasser sur les autres et à faire de la politique : vous aurez probablement une belle surprise. Et si ce n’est pas flagrant, alors évaluez le temps que vous consacrez à y penser, car c’est finalement la même chose : on appelle cela le «dialogue intérieur».
Laurent Daillie