Pourquoi la plus jeune de mes trois filles déteste-t-elle tous les légumes, hormis les plus sucrés comme la carotte, le poivron ou le potimarron ? Probablement en raison de leur amertume. Or ni ses deux sœurs ni ses deux parents ne sont affligés de cette répugnance. Pour ma part, je suis même très friand des aliments amers. Du thé vert au chocolat très noir en passant par la bière d’Orval ou les endives, j’affectionne particulièrement ces produits qui titillent le fond de la langue, là où les papilles sont naturellement accueillantes à la saveur amère. Pourquoi suis-je comme ça et pas celle qui partage la moitié de mes gènes ? C’est une énigme qui me chagrine car ma cadette se prive ainsi de très nombreux plaisirs gustatifs. Dans le passionnant dossier qu’il a réalisé sur l’amertume pour la revue Néosanté de février, notre journaliste Hughes Belin suggère que cette automutilation sensorielle découle d’une piètre éducation. Passées les premières années, celles où le bébé n’en a que pour le sucré, la diversification des menus proposés permet à l’enfant de s’ouvrir à d’autres goûts et d’en découvrir les atouts. Sa maman et moi aurions-nous dû être plus autoritaires ? Je ne l’ai jamais voulu car j’avais lu un livre retraçant la vie de Sigmund Freud. Selon cette biographie, le futur père de la psychanalyse a été tourmenté par le sien, qui l’obligeait à rester à table jusque tard dans la nuit, tant que l’assiette d’épinards qu’il refusait n’était pas vide. D’après certains psys, ces épisodes traumatisants auraient fait le lit du cancer de la mâchoire dont Freud souffrit cruellement plus tard. À tort ou à raison, je n’ai donc rien imposé à ma progéniture et je faisais plutôt confiance à son instinct : parmi tous les aliments présentés, à elle de suivre ses attirances naturelles !
Le problème de ce laisser-faire « anti-culturel », c’est qu’il conduit à négliger les besoins corporels. Si notre langue est dotée de récepteurs de l’amertume, c’est que l’évolution y a trouvé un avantage. Avec 25 zones réceptives, l’organisme humain est même suréquipé pour apprécier la saveur amère ! Il y en a jusque dans les testicules et leur présence est essentielle à la spermatogenèse. Certes, l’amertume est un signal d’alarme avertissant qu’une plante renferme des composants toxiques. Les animaux que nous sommes sont ainsi outillés pour détecter des végétaux pouvant empoisonner. Mais – impressionnant paradoxe – les aliments amers sont aussi richement pourvus en molécules bénéfiques, comme les acides aminés et les antioxydants. Comme par hasard, des légumes tels que l’artichaut ou le radis noir sont de puissants purifiants hépatiques, tandis que les choux et autres crucifères ont des propriétés anti-cancer. Et comme par hasard, la médecine des simples sollicite massivement « le plus important, le plus complexe et le plus sensible de tous les goûts ». Depuis la nuit des temps, les herboristes savent qu’une potion médicinale est forcément amère. Et c’est ce constat qui guide encore aujourd’hui les recherches pharmacologiques de pointe. À ce propos, avez-vous déjà goûté une tisane d’Artemisia ? C’est un breuvage horriblement amer mais ses vertus thérapeutiques ne cessent de surprendre. Très efficace contre le paludisme ou la bilharziose et soupçonnée de saper les tumeurs cancéreuses, l’armoise serait également, selon une découverte fortuite faite par des médecins africains, un remède inouï du diabète ! La pharmacie de la nature regorge sans doute encore de trésors augurant de belles victoires médicales… au goût amer.
Dans une revue de santé globale comme la nôtre, le questionnement de cette mystérieuse saveur mérite cependant d’être élargi et approfondi : se pourrait-il que l’amertume chasse l’amertume ? Je veux dire : les substances amères ne sont-elles pas également de bons remèdes aux maux de l’âme, aux sentiments négatifs et aux ressentiments ? D’ordinaire, on juge que les personnes déprimées ou démoralisées soignent leur mal-être en recherchant le sucre. Dans notre numéro de janvier, le Dr Alain Scohy défendait d’ailleurs la thèse que ce réflexe est de bon aloi car le glucose stimulerait les mécanismes d’autoguérison. En se tournant vers l’alcool, le chocolat ou le tabac, n’est-ce pas plutôt la bouée de l’amer que ces êtres en souffrance tentent d’agripper ? Ne devrait-on pas se rappeler qu’Hippocrate, bien avant Hahnemann, a eu l’intuition que le mal pouvait traiter le mal ? Sans être expert en neuronutrition, il me semble évident que les aliments les plus vertueux pour le corps (fruits, légumes, noix, huile d’olive…) le sont aussi pour le cerveau. Dès lors, on peut subodorer que l’amertume nutritionnelle remédie bel et bien à l’amertume émotionnelle et aide à avaler et digérer les chocs conflictuels. Autant savoir, détail important, que le Dr Hamer louait lui aussi le Dr Amer en incitant ses patients à boire beaucoup de café noir ! Bon, je vous avoue que cette hypothèse « bitter friendly » m’est assez confortable. Je peux y trouver l’argument que ma fille si peu attirée par l’amer (la mère ?) se sent bien dans sa peau et ne ressent pas la nécessité de stimuler son arrière-langue et ses autres récepteurs d’amertume. Je crains néanmoins que cette atrophie du goût, très répandue chez les jeunes, constitue un véritable handicap sanitaire. Et qu’elle traduise une sorte de régression vers les saveurs ne faisant pas grimacer les nourrissons …