Se faire piétiner pour atteindre davantage de bien-être. Ce n’est pas un rite masochiste mais un soin thérapeutique appelé massage russe. Issu d’un art martial réservé un temps aux troupes d’élite communistes, il libère les tensions musculaires mais aussi émotionnelles que le corps garde en mémoire. Son originalité réside dans l’utilisation du pied par le masseur et de la respiration par le massé pour créer un paradoxe douleur/détente aux vertus thérapeutiques.
Je ne pensais pas que la Société nationale des chemins de fer belges utilisait encore de si vieux trains. Seule dans un compartiment clos pour six personnes, séparé d’un long couloir latéral par une porte coulissante et des rideaux orange parfaitement plissés au charme suranné, j’avais l’impression d’être en route vers Darjeeling, alors que je me rendais simplement dans le Sud belge, à Ciney. À la gare, m’attendait Brieuc Simon, praticien en massage russe. Lui allait donc m’emmener vers l’Est, où se pratique ce genre de soin un peu particulier puisqu’il se donne avec le pied. J’avais pris le parti de ne pas trop me renseigner pour rester vierge d’opinions et ne pas laisser des idées préconçues encombrer mon mental, au détriment du bon ressenti des sensations corporelles qui m’attendaient. J’étais donc dans l’idée que, malgré l’intervention d’un pied, un massage est un massage, donc, par définition, un moment de bien-être.
J’ai un peu déchanté. Dans un premier temps, en tout cas. Je savais que je devais utiliser ma respiration pour me détendre. Le thérapeute m’explique qu’il faut inspirer par le nez et expirez par la bouche, en petits soufflets courts et puissants, de plus en plus rapides au fur et à mesure que la douleur s’intensifie, afin d’apprendre à la gérer. Cette petite explication préalable jette une première ombre sur ma bonne humeur. « Au fur et à mesure que la douleur s’intensifie »… je veux bien avoir un peu mal, mais sans trop d’intensité si possible, merci. Le massage, habillé, commence à genoux, le buste face au mur. Le masseur est debout et exerce des pressions avec un de ses pieds sur les différentes parties du corps, jusqu’à monter à deux pieds sur le patient s’il le supporte bien – le poids d’un homme moyen sur ma frêle carcasse, je n’y pensais même pas. Il commence par la plante de mes pieds, tournés vers le haut étant donné ma position. Rien à signaler, juste une pression, forte certes, mais plutôt revigorante. C’est au mollet que la situation se corse. Le premier passage me laisse indifférente. Mais très vite, la force de pression du pied allant croissante, je ressens une douleur moins tolérable, puis carrément insupportable. Nous prenons un moment de pause, pour lâcher la colère qui m’envahit soudain de me laisser piétiner de la sorte. C’est en tout cas l’émotion que je pense d’abord ressentir. Le masseur, lui, dit avoir perçu de la tristesse derrière ces tensions dans les mollets. Nous en discutons pour tenter de la comprendre. En effet, Brieuc Simon est thérapeute spécialisé en psychosomatique et le massage russe est un des outils thérapeutiques qu’il utilise pour relier corps et psychisme. « Le massage vise à libérer les tensions musculaires mais aussi les émotions refoulées que ces tensions traduisent », explique-t-il. « Les traumatismes psychiques s’accompagnent d’un sentiment d’impuissance qui touche les muscles, organes du mouvement. Dans nos sociétés, nous n’avons plus de rituels sociétaux ou familiaux pour expurger nos émotions, que nous accumulons du coup dans le corps sous forme de tensions. »
Le massage reprend. Je suis maintenant assise sur le sol, les jambes allongées devant moi. Le pied du masseur se charge de l’avant de mes cuisses, en appuyant toujours perpendiculairement aux fibres musculaires. J’ai retrouvé une forme de calme, la douleur est gérable. Ensuite, retour sur les mollets, m’annonce-t-il. Encore ? Oui, pour voir si les tensions se sont atténuées, en gros, si le massage fait son office. Je dois admettre que le ressenti est nettement plus supportable. Position suivante : couchée sur le ventre. Je me fais écraser l’arrière des cuisses, les fesses, le dos, qui reçoit aussi des tapes du plat de la main et des coups modérés du poing. Enfin, le ventre, où le masseur exerce des pressions lentes mais profondes du poing, ce qui a sur moi un étrange effet soporifique malgré la pression relativement musclée. La douleur reste modérée jusqu’à la fin du massage, avec des endroits plus sensibles certes, mais toujours dans la limite du soutenable. Y aurait-il moins de tensions dans le reste de mon corps, ou aurais-je appris à « accueillir la douleur » ? En tout cas, je supporte même durant quelques secondes le poids du masseur debout sur moi. Une fois mon corps entièrement « piétiné », le thérapeute lui fait faire une série de mouvements de bercements harmoniques qui ponctuent de façon extrêmement relaxante cette séance particulière. À tel point qu’il ne faut pas plus de quelques minutes pour que je m’endorme. Paradoxalement, du début à la fin, cette dispensation de pressions douloureuses est réalisée dans une grande douceur, à l’aide de mouvements très lents. En sortant, je me sens détendue et plus légère.
Paradoxe stress/détente
Que la tension musculaire soit strictement corporelle ou psychosomatique, le massage vise à la supprimer sur le plan physique, par la pression purement mécanique, et sur le plan émotionnel, en libérant la potentielle souffrance qu’elle traduit. L’utilisation du pied permet d’aller chercher les tensions plus en profondeur qu’un massage classique. L’autre particularité du massage russe est la respiration : le massé participe pleinement à l’aide d’un exercice respiratoire afin de se détendre et d’accepter la douleur. Face à la menace de la pression, le muscle se contracte. Or, le bon usage de la respiration va permettre d’inhiber ce réflexe de protection, et de détendre le muscle. La combinaison douleur/détente est au fondement du processus thérapeutique. En effet, le cerveau reçoit deux informations paradoxales : le stress causé par la pression du pied et la détente générée par la respiration. « Cette contradiction crée une sorte de bug au niveau du cerveau, qui, ne comprenant pas le message, privilégie l’économie d’énergie et opte pour le lâcher-prise », expose Brieuc Simon. « Sans douleur, pas de stress. Sans stress, pas besoin de détente. Et sans effort de détente, le processus de guérison est beaucoup plus lent. De plus, la douleur vient nous confronter à notre manière d’interagir avec le monde extérieur. En venant se faire masser, le patient accepte de se confronter à ses mécanismes de protections, qui dictent sa façon d’être et de dépasser ses systèmes de croyances limitants. L’objectif final est de se libérer de ses tensions émotionnelles, de ne pas vivre avec nos symptômes, nos blessures, nos interprétations qui nous figent », poursuit-il.
Marie Nobiron est praticienne en massage russe dans l’Ouest de la France. « La concentration sur la respiration permet le ressenti des sensations corporelles, qui engendre une connexion avec le monde énergétique et provoque des déblocages en lien avec des croyances, des habitudes, des addictions, etc. », complète-t-elle. « C’est un massage physique mais qui permet de réaligner le corps, l’âme et l’esprit, de manière à pouvoir se sentir en paix sur le plan physique et psychique. » Bien sûr, comme pour toute thérapie alternative, si la personne n’est pas ouverte à la pratique, cela pourra difficilement avoir des effets bénéfiques. « C’est elle qui décide d’oser lâcher prise et d’explorer une autre dimension », indique Marie Nobiron. En laissant quelqu’un lui marcher dessus, le patient apprend aussi à faire confiance.
Outre la libération des tensions, le massage vise à améliorer la circulation sanguine et lymphatique, à rééquilibrer le corps et à redonner de la flexibilité aux fibres musculaires et donc une meilleure fluidité de mouvements. Assez logiquement, il ne sera pas indiqué pour les personnes souffrant de fièvre, d’infections, de maladies inflammatoires aigües, d’inflammations de la peau ou des articulations, de maladies osseuses, de fractures ou interventions chirurgicales récentes, de problèmes cardiaques, de troubles circulatoires ou de fragilité des capillaires sanguins ou lymphatiques. Les femmes enceintes éviteront également de se faire marcher dessus.
Bien que les effets se fassent sentir dès la première séance, la thérapie s’envisage sur plusieurs rendez-vous – entre 5 et 10 selon les praticiens et en fonction de l’objectif du patient. Le massage est bien sûr progressif et adapté à ce que le massé est capable de supporter. Avec la pratique, la douleur est de mieux en mieux acceptée, donc de moins en moins ressentie, et le masseur peut aller chercher les tensions de plus en plus loin, jusqu’à leur disparition complète. La compagne de Brieuc Simon, atteinte de douleurs musculaires chroniques, de tendinites, de torticolis quasi permanents, de capsulites, et d’inflammations diverses, pense souffrir de fibromyalgie. Elle a décidé de se prêter au jeu pendant un mois, au rythme d’un massage par jour, afin de réaliser un réel travail de fond. Elle a consigné chaque jour ses impressions, dont voici quelques bribes :
Jour 1 : « Cette session me fait prendre conscience de l’omniprésence de la douleur physique mais aussi émotionnelle dans laquelle je vis au quotidien. […] Mais je m’y suis tellement fait que cela me paraissait être un état normal. »
Jour 2 : « Je me rends compte à quel point j’intériorise. Rien ne sort, tout est contenu : respiration, émotions, douleurs… »
Jour 5 : « Je ne comprenais plus les instructions, la douleur et le sentiment d’étouffement me plongent dans un chaos. »
Jour 6 : « Je sens mon corps apaisé en journée, moins habité de tiraillements musculaires et de blocages. »
Jour 7 : « Je suis passée du chaos dans le ressenti de la douleur, du combat contre elle au point de la nier pour ne jamais m’en plaindre à un accueil et une acceptation de son existence. »
Jour 9 : « Petit à petit, le niveau de douleur diminue et surtout, je gagne une nette libération de tensions au niveau des mollets, des cuisses et du dos. »
Jour 10 : « Ma relation au corps s’apaise de plus en plus et m’ouvre l’esprit à une autre perspective : pouvoir lâcher les tensions corporelles va peut-être de pair avec une possibilité de lâcher prise… »
Jour 12 : « Le massage va chercher dans les vieilles mémoires encore plus lointaines, ces coups durs qui ont marqué mes organes, mes tissus, mes muscles… »
Jour 23 : « Le ventre reste une zone très difficile : tendu et douloureux, il démontre à quel point ma fragilité et mon niveau de protection est à son paroxysme. »
Jour 27 : « Je sentais vraiment que j’étais arrivée au stade du massage relaxant. »
Jour 30 : « Il reste des zones encore sensibles mais il n’y a plus de rejet du toucher et je ressens l’acceptation totale du travail qui se fait. Le mieux-être général constaté en comparaison avec le jour 1 nous a convaincus que nous devions continuer au-delà de ces 30 jours le massage quotidien. La sensibilité à la pression du pied sur mon corps a diminué de 80%. » Et de conclure : « Avant ce soin, je ne pouvais pas accepter que l’on touche certaines zones tellement elles me faisaient mal ! […] Je remarque qu’un travail profond au niveau mental et de mon attitude face à la vie a été entamé. »
Réservé aux unités d’élite russes
Le massage russe est issu d’un art martial appelé le Systema, dont on retrouve des traces dès le 10e siècle en Russie. Cet art martial se décrit initialement comme « un style de combat alliant la force mentale à des tactiques innovantes, performantes et polyvalentes. Basées sur les réactions instinctives, les forces et les caractéristiques de chacun, elles permettaient un apprentissage rapide. Le style était libre et naturel, sans règle stricte, sans structure rigide, sans limites autres que morales. L’entraînement était aussi conçu pour éviter les blessures, les soigner et comprenait un éventail d’exercices physiques permettant d’améliorer la santé et d’augmenter la force et la vitalité »(1). Interdit sous le régime communiste, il est classé secret défense et réservé aux forces spéciales, qui l’adaptent à leurs besoins. Ils développent de nouvelles frappes et mouvements basés sur le fonctionnement du corps humain, sa biomécanique et ses réflexes naturels. Après la chute de l’URSS, le Systema redevient accessible à tous. Il comporte une dimension psychologique et spirituelle forte, basée sur l’humilité et la bienveillance. Un autre nom de cette discipline est poznai sebia, c’est-à-dire « connais-toi toi-même ». « C’est un mélange subtil de diverses connaissances asiatiques, principalement des préceptes chinois visant la détente, la légèreté, la fluidité, la spontanéité, le lâcher-prise. Les Russes intègrent tout cela avec une vision du monde un peu plus occidentale, en démystifiant le vocabulaire – ils parlent de « détente » plutôt que d’« énergie » –, ce qui rend le Systema plus abordable pour nous. Tout le travail se fait très lentement mais sans structure. Quand je reçois un coup, je réagis intuitivement, comme mon corps le ressent. Le professeur ne va jamais indiquer qu’il faut faire tel ou tel geste, mais plutôt expliquer le fonctionnement biomécanique du corps. La respiration et la lenteur mises en avant dans l’apprentissage permettent de ne pas travailler dans la peur ou le stress, afin de ne pas figer le mental », raconte Brieuc Simon.
Le massage fait partie intégrante de cette pratique. Il précède l’entrainement afin d’assouplir le corps, libérer des peurs et du mental et surpasser ses blocages. Si on en croit certaines vidéos accessibles en ligne, une séance ressemble parfois davantage à un exercice masochiste de dépassement de soi qu’à une séance de bien-être ou de thérapie douce. D’ailleurs, les outils du massage russe sont le pied, et donc le poids du corps, mais aussi le fouet et les bâtons. Heureusement, je l’ignorais en me rendant au rendez-vous, sans quoi j’aurais probablement eu un soudain et fâcheux contretemps. « Je n’utilise les bâtons qu’exceptionnellement avec des personnes très habituées à gérer la douleur et qui veulent aller plus loin. Les bâtons sont par définition pointus ce qui génère une douleur beaucoup plus incisive que le pied, avec sa superficie plus large donc plus douce d’application », précise Brieuc Simon. Les bâtons ne sont utilisés qu’autour de la colonne vertébrale, sur le muscle trapèze, la nuque et la tête.
À l’école Global Systema française, des formations en massage russe sont régulièrement proposées et consistent généralement en un séjour de cinq jours en pleine nature où, outre l’apprentissage des techniques de massage, des exercices de respiration ou de gestion du froid dans un lac glacial sont au programme. Rien de bien impressionnant pour Brieuc Simon, qui, avant d’être thérapeute, était para-commando pendant 12 ans. « J’ai notamment été urgentiste de guerre. Donc, quelque part, j’étais déjà dans le soin. Un jour, je me suis fracturé le pied. Mon frère m’a prodigué des soins Reiki dont les résultats m’ont impressionné. C’est comme ça que j’ai commencé à m’intéresser aux soins énergétiques. » Cinq ans de formation au décodage biologique constituent pour Brieuc Simon le fondement théorique de sa pratique de thérapeute, qui s’alimente de diverses formations courtes (PNL, EFT, REMAP, hypnose, Reiki, massage russe). Marie Nobiron n’évolue initialement pas dans le soin mais dans l’enseignement. Elle accède au massage russe via le Systema. « Je trouve cette pratique très complète car elle lie le corps et l’esprit. C’est à la fois du sport – avec en plus un focus sur la respiration et la gestion du froid – et une forme de spiritualité. Et le massage russe allie la connaissance du corps, le toucher, l’écoute et le contact individuel. » Un outil tout désigné de développement personnel ou spirituel, de surpassement de soi ou de thérapie psychocorporelle. Même si les plus douillets y réfléchiront peut-être à deux fois.
Emilie Didrick
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