Attention, question politiquement incorrecte : faut-il croire les images montrant les dégâts du tabac sur les poumons des fumeurs ? Sont-elles authentiques, ces photos et ces vidéos répugnantes montrant des poumons censément prélevés sur des cadavres et affreusement noircis par les goudrons inhalés ? Personnellement, je doute quelque peu de leur véracité. Mon scepticisme s’est éveillé au mois de mai dernier, lorsqu’une vidéo terrifiante a été postée sur internet et qu’elle a été partagée par les médias numériques du monde entier, et notamment par de nombreux journaux médicaux en ligne. Un « buzz » énorme puisque ce petit film en deux séquences a déjà été visionné plus de 50 millions de fois ! Si vous ne l’avez pas encore vu et si vous avez le cœur bien accroché, vous pouvez le voir en cliquant ici. Selon tous les sites qui l’ont diffusée, cette vidéo a été réalisée par une infirmière américaine ayant recueilli des poumons sains et malades sur des donneurs décédés et ayant comparé leur fonctionnement devant une caméra. Le poumon complètement noir serait celui d’un patient souffrant de BPCO (bronchoneumopathie chronique obstructive) et qui avait fumé un paquet de par jour pendant 20 ans. La différence est flagrante et elle serait une nouvelle preuve, indubitable, de l’extrême nocivité de la cigarette.
Si je fais usage du conditionnel, c’est parce que les dizaines de sites que j’ai consultés ne permettent nullement de vérifier que ce test comparatif n’est pas un « hoax », autrement dit un canular fabriqué de toutes pièces, ou une « fake news », c’est-à-dire une expérience réelle mais faussée dans son déroulement et ses conclusions. Début mai, la plupart des « grands » canaux d’information (France-Info, entre autres) ont diffusé cette vidéo, mais pas un seul n’a pris la peine de vérifier la source et d’en évaluer le sérieux ! Il existe bien un profil Facebook au nom de Amanda Eller, infirmière en Caroline du Nord, qui semble bien avoir posté la vidéo le 23 avril. Mais rien ne permet d’affirmer qu’elle en est l’auteure puisqu’elle n’y apparaît pas. Et rien ne permet d’en mesurer la crédibilité. En cherchant un peu sur la toile, j’ai découvert que ce n’est pas la première fois que de telles images y circulent et y font… un tabac. En 2011 et en 2013 déjà, des expérimentations semblables ont été filmées et diffusées sur le net, par exemple ici et ici. À l’époque, cependant, quelques journalistes ne se sont pas contentés de faire des commentaires horrifiés et ont fait preuve de circonspection. Dans cet article du Huffington Post, l’un d’entre eux évoque la possibilité qu’il s’agisse de poumons de cochon et que ceux-ci noircissent « naturellement » après la mort. Pour le site du magazine Womens’Health, une journaliste américaine a interviewé un expert de la fonction pulmonaire et ce dernier se montre pour le moins dubitatif : pour lui, le poumon noir ne ressemble pas à celui d’un fumeur-type mais à celui d’un cancéreux au dernier stade ou d’un tuberculeux gravement infecté. En outre, il se gonfle difficilement et se dégonfle facilement, ce qui ne correspond guère au mécanisme de l’emphysème tabagique, lequel gêne au contraire l’expiration sans contrarier l’inspiration. Bref, ce spécialiste ne semble pas convaincu que l’herbe à Nicot soit à même de repeindre une cage thoracique en noir et de transformer l’appareil bronchique en une espèce de vieux pneu calciné. Alors, info ou intox ? Je serais curieux d’avoir l’avis d’un pneumologue attitré…
Sur internet, on peut également voir une autre vidéo horrible, celle qu’aurait réalisée il y a quelques années un professeur de médecine chinois pour impressionner ses étudiants et les dissuader de fumer. Dans un premier temps, il fait fumer des clopes (60 ou 60 paquets, je ne sais pas lire le chinois) à un poumon fraîchement prélevé. Puis il dissèque l’organe et y retrouve un jus brunâtre visiblement imputable à cet enfumage massif. Enfin, le scientifique le compare avec un poumon sain et montre que ce dernier est bien rose tandis que le poumon enfumé a viré au jaune. Rien à voir avec les paquets de viande carbonisée des expériences précédentes, mais assez spectaculaire quand même. Un fumeur s’encrasserait donc les bronches à ce point ? Minute papillon ! D’abord, ça n’arrive jamais qu’un fumeur s’enfile 3 paquets (ou 60 ?) d’affilée en ne se donnant même pas la peine de respirer entre les bouffées. Ensuite, la machine est clairement conçue pour aspirer la clope à toute vitesse, ce qui ne colle pas non plus avec les aptitudes humaines. Last but not least, il s’agit forcément d’un poumon mort et non d’un organe vivant, ce qui n’est pas un détail anodin ! Chez un individu en vie, tous les tissus peuvent se défendre contre les agressions toxiques. Et si leurs défenses ne sont pas submergées, se débarrasser des molécules nocives. C’est encore plus vrai du poumon puisque celui-ci est un émonctoire, c’est-à-dire un organe qui effectue un travail d’épuration, en l’occurrence par oxygénation. La démonstration chinoise n’a donc guère de valeur car elle reproduit quelque chose qui n’existe pas dans la vraie vie. Un poumon vivant, ce n’est pas une baudruche rosâtre qui va passivement se salir et se laisser envahir sans réagir !
Ce qui serait beaucoup plus convaincant, c’est de prélever le poumon d’un fumeur toujours vivant (le poumon, pas le fumeur) et d’observer son aspect et sa couleur (idem). Et justement, regarder des poumons encore palpitants de vie, n’est-ce pas ce que font régulièrement les chirurgiens réalisant des transplantations pulmonaires ? La semaine dernière, une étude parue dans la revue Lung Cancer a fait également un tabac sur internet. Elle relate qu’une femme greffée est morte à l’hôpital universitaire de Montpellier deux ans après avoir reçu les poumons… d’une fumeuse. Et que cette donneuse d’organe de 57 ans , figurez-vous, fumait un paquet par jour depuis 30 ans ! Quoi, les médecins avaient transplanté deux organes malades, deux affreux amas viandeux tout noirs comme on en voit dans les vidéos ? Que nenni : les as du scalpel n’avaient rien remarqué d’anormal au moment d’effectuer l’opération. D’ailleurs, nous apprend-on, il est fréquent de transplanter des poumons provenant de personnes souffrant de tabagisme. Ce décès fortuit change la donne et les auteurs de l’étude recommandent dorénavant la prudence en formulant l’hypothèse que le cancer fatal à la receveuse aurait commencé au cours de la vie de la donneuse. Mais que nous révèle surtout cette histoire ? Objectivement, elle témoigne qu’on peut fumer un paquet de cibiches par jour pendant trois décennies et ne présenter aucune anomalie au niveau pulmonaire. Ni apparence ni couleur suspecte. Cela discrédite donc un tantinet les vidéos made in America qui inondent les réseaux sociaux depuis quelques années et qui prétendent illustrer la très grande toxicité du tabac.
Bien entendu, je ne me fais pas l’avocat du diable (quoique..) et je ne soutiens pas que fumer est inoffensif pour la santé. L’objet de cette infolettre n’est pas de nier les méfaits de la cigarette mais d’inciter au discernement quant à son véritable impact pathogène. L’affaire de Montpellier indique incontestablement que celui-ci est très variable et qu’un être humain n’est pas l’autre. Non seulement l’habitude de fumer ne mène pas automatiquement au cancer, mais cette assuétude n’empêche pas de conserver des poumons parfaitement sains. La donneuse française aux poumons impeccables était encore plus accro que le putatif porteur américain de poumons complètement grillés ! Dès lors que cette évidence sera honnêtement admise et que la lucidité sera de retour, on pourra sereinement s’interroger sur les vraies causes des maladies pulmonaires et sur le poids respectif de ses différents facteurs de risques. Blond ou brun, le tabac ne condamne pas à se goudronner les bronches et à les réduire en cendres.