Chercheuse en psychologie à l’Université Paris Descartes, Yvane Wiart s’est livrée à la synthèse de plusieurs centaines d’études scientifiques afin d’établir si, oui ou non, le cancer est lié au stress. Sa réponse, elle la partage sous la forme d’un ouvrage dense et passionnant (*) où l’on découvre que le stress chronique prédispose certainement au cancer et que certains fonctionnements psychiques font sans doute le lit de la maladie. « Dans un domaine où il est extrêmement difficile d’avoir des preuves chiffrées, Yvane Wiart a réalisé une découverte scientifique qui pourrait avoir des applications cliniques dans le long terme », estime Bernard Asselain, chercheur Inserm et chef du département d’épidémiologie et de bio-statistiques de l’Institut Curie.
En lisant votre propos, on aboutit à la conclusion que la cause du cancer est le stress. Ce n’est pas le discours dominant !
Hélas, non, et cette situation m’étonne, tout comme elle étonne nombre de personnes dans le grand public. Un tel discours est d’autant plus surprenant que les spécialistes s’accordent pour dire qu’il existe bel et bien un lien entre personnalité et pathologies cardiovasculaires. Il est actuellement courant dans les services hospitaliers de proposer de la relaxation, voire de la méditation à ce type de patients, afin qu’ils apprennent à lever le pied et à mener une vie moins stressante. Par contre, lorsque l’on émet ne serait-ce que l’hypothèse d’un lien du même ordre entre personnalité et cancer, là c’est généralement la levée de boucliers. C’est en raison de cette opposition que j’ai eu à cœur de creuser les cheminements physiologiques possibles permettant d’expliquer les “coïncidences” régulièrement observées entre certains modes de fonctionnement psychique et le développement de la maladie. Il fallait des preuves solides, tout autant aux autres qu’à moi d’ailleurs. Affirmer que le stress cause le cancer et qu’en prime c’est lié à la manière dont on a été traité dans son enfance, ce n’est pas chose facile, en tous cas pas pour moi. Le sujet est trop grave pour se contenter d’approximations. Il ne s’agit pas de jouer de manière malsaine avec le psychisme des patients. Ceux-ci souffrent déjà bien assez comme ça lorsque le cancer fait irruption dans leur vie et dans celle de leurs proches.
Le lien entre stress et cancer est très contesté. Beaucoup d’études ne parviennent pas à l’établir. Vous, vous affirmez qu’il est clairement établi. Pourquoi un tel décalage ?
La raison de ce décalage est très simple : en réalité, on ne parle pas du même type d’études. Les études menées sur des variables psychologiques pures, c’est-à-dire sans mesure du stress physiologique, comportent souvent de nombreux biais. Par exemple, quand on interroge les gens sur leurs “événements de vie” passés, on est confronté à un biais de mémoire. Ainsi, certaines personnes vivent des choses affreuses, sans forcément avoir conscience du stress que cela a engendré chez elles. D’autres personnes, au contraire, traversent des expériences jugées très négatives vu de l’extérieur, mais en ayant eu les moyens d’y faire face efficacement, en particulier avec un soutien affectif important. Cela change tout, leur niveau de stress peut réellement avoir été faible à ce moment-là. Enfin, ces événements de vie sont des situations ponctuelles d’adaptation majeure qui se repèrent assez bien. Ce sont des cas très différents du stress chronique engendré par des difficultés régulières, relationnelles en particulier. La violence psychologique est ainsi beaucoup plus difficile à repérer et pourtant, elle est beaucoup plus dangereuse par son impact délétère chronique sur l’organisme. Ça, on n’en parle pas assez et c’est beaucoup moins simple à étudier…
Il y a toujours des biais lorsqu’une partie de ce que l’on mesure repose sur ce que les personnes rapportent de leur vécu et de la perception qu’elles en ont. Tout cela est lié à leurs problématiques d’attachement, qui conditionnent inconsciemment l’ensemble de leurs réactions à ce qui leur arrive. Pour en revenir aux événements de vie, ce n’est pas le traumatisme ponctuel qu’ils représentent qui est le plus problématique en réalité, mais le manière dont les personnes peuvent ne pas s’en remettre dans la durée, en ressassant constamment des émotions négatives par exemple. Au final, les seules preuves réellement indiscutables du lien entre stress et cancer sont celles qui établissent l’impact objectif du stress physiologique sur le processus de développement de la maladie. C’est quand on peut déterminer l’effet des hormones du stress, par exemple, sur les différentes étapes de construction d’une tumeur, que l’on peut affirmer sans crainte de se tromper que le lien causal entre psychisme et cancer est réel, puisque la principale source de stress physiologique chez l’homme est le stress psychique. On suit alors exactement la même démarche de science médicale que celle qui aboutit à un protocole de soin et à la mise en œuvre des médicaments.
Vous parlez de problématiques d’attachement, de quoi s’agit-il au juste et quel est le lien avec le cancer ?
Dès les années 50, John Bowlby, psychiatre et psychanalyste anglais, s’est rendu compte que les difficultés psychiques des adultes, leurs problèmes émotionnels ou leurs troubles de la personnalité et du comportement, sont directement liés à la manière dont leurs parents se sont occupés d’eux dans leur enfance et leur adolescence. Si les parents répondent correctement au besoin instinctif d’attachement de leur enfant, c’est-à-dire si ses besoins affectifs de compréhension, de soutien et de rapprochement sont satisfaits, celui-ci développe ce que l’on appelle un style d’attachement sécure et il ne présente pas de problèmes psychiques particuliers une fois adulte. Les personnes ainsi élevées ont confiance en elle, elles ont confiance dans les autres et elles ne se sentent pas inutilement menacées par leur environnement. Par contre, si les parents répondent de manière irrégulière ou inappropriée à ce besoin d’attention et d’amour, ou s’ils le rejettent en se moquant de l’enfant ou en le punissant, une fois adultes ces personnes présentent un style d’attachement globalement insécure. Dans le premier cas, on trouve des personnes à l’attachement insécure anxieux, qui n’ont pas confiance en elles et ne sont jamais sûres de pouvoir compter sur le soutien ou sur l’amour d’autrui. Dans le deuxième cas, cela donne des adultes à l’attachement insécure évitant, c’est-à-dire persuadés de devoir se débrouiller seuls, hyperconfiants dans leurs propres capacités, mais méfiants dans le rapprochement envers autrui et exerçant un grand contrôle sur leur vécu émotionnel.
C’est surtout ce style d’attachement insécure évitant qui est en relation avec le cancer. Ces personnes fonctionnent dans ce que l’on appelle la répression affective. Leurs émotions ne leur servent pas de signal indiquant qu’il leur arrive quelque chose de stressant, de négatif pour elles, qu’elles doivent traiter de façon à sortir du stress. Donc, elles se maintiennent dans des situations de stress, qui devient chronique puisqu’elles ne se rendent compte de rien. Elles peuvent simplement enregistrer des états de malaise physique, qu’elles ne décryptent pas comme étant des messages émotionnels, car leurs parents ne leur ont pas appris à nommer les émotions et à s’en servir pour se protéger. Cela peut être le cas pour toutes les émotions ou seulement pour certaines d’entre elles, comme la colère par exemple, souvent interdite par les parents. Par ailleurs, comme leurs parents ont été défaillants dans leur écoute et leur soutien, ces personnes n’ont pas l’habitude de se rapprocher d’autrui quand elles sont en difficulté et elles ne bénéficient donc pas de l’aide matérielle ou affective dont elles ont besoin, mais là encore sans s’en apercevoir. En prime, comme elles ne sont pas à l’écoute de leurs propres émotions, correctement verbalisées sans excès, elles ne sont pas non plus à l’écoute de celles des autres et manquent très souvent d’empathie, ce qui n’améliore pas leur vécu relationnel. Au final, leur stress physiologique reste donc élevé dans la durée et leur maintien d’autrui à distance ne leur permet pas de bénéficier des effets bénéfiques de l’ocytocine. Cette hormone est fabriquée lorsque l’on se sent bien en présence d’autrui. Elle interrompt la libération des hormones du stress, venant en particulier booster les défenses immunitaires. Or les hormones du stress ont un effet direct sur toutes les étapes du processus tumoral et le système immunitaire est le dernier rempart avant le déclenchement de la maladie avérée. Donc, quand celui-ci n’est pas en bon état, il est logique qu’on finisse par tomber gravement malade !
Mais, ça n’est pas tout. Il existe encore une sorte de sous-catégorie d’attachement insécure qui rassemble les personnes ayant dû prendre en charge les problèmes affectifs et relationnels de leurs parents, pour s’assurer d’être aimées dans leur jeunesse. Une telle inversion de rôles les conduit par la suite à se préoccuper avant tout des problèmes des autres, à chercher à les résoudre, au détriment de la satisfaction de leurs propres besoins et de leurs propres envies. Ces personnes sont en particulier caractérisées par de grandes difficultés à se mettre en colère, voire par une absence totale d’expression de cette émotion, pourtant indispensable à un vécu relationnel sain. C’est elles que l’on retrouve sous l’appellation de personnalités de Type C, directement étudiées au départ en relation avec le cancer, auquel elles semblent grandement prédisposer.
Beaucoup de malades du cancer remarquent un lien entre leur maladie et un grand stress qui a précédé. Vous affirmez que la cause est en amont de ces événements.
Tout à fait, et c’est ce qui permet d’expliquer que toutes les personnes qui déclenchent un cancer n’ont pas forcément vécu de stress majeur, repérable comme tel, juste avant qu’elles ne tombent malades. Le cancer est une maladie qui se prépare dans la durée. Il faut un dérèglement dans la durée d’un certain nombre de mécanismes physiologiques, dont certains ont justement pour fonction d’empêcher que ne se développe un processus tumoral complet. On peut prendre l’exemple du grain de beauté. Celui-ci est issu d’une prolifération cellulaire, pas très normale, même si elle est extrêmement courante. Dans la plupart des cas, le système de protection du corps, grosso modo le système immunitaire, joue parfaitement son rôle et ça n’évolue pas. Néanmoins, on conseille aux gens de surveiller ces grains de beauté, car, à partir du moment où les choses commencent à bouger, c’est qu’un nouveau dérèglement s’est produit et là on peut craindre le pire. Cela étant, ce dérèglement peut se révéler mineur là encore et n’être qu’une simple alerte. Cependant, on se trouve alors sur la voie d’un processus qui a de plus en plus de risques de devenir ouvertement cancéreux, en particulier si un choc affectif majeur par exemple, vient compromettre les dernières lignes de défense. Donc, pour éviter au maximum de tomber malade, il est important de permettre à son corps de fonctionner le mieux possible en permanence, c’est-à-dire le protéger du stress chronique et de ses molécules qui empoisonnent dans la durée. Le “grand stress” que vous mentionnez n’est que la goutte qui fait déborder le vase, si celui-ci est vide, elle n’a aucune raison d’avoir d’effet physique grave.
La théorie de l’attachement ressemble fort à un déterminisme. Une fois qu’on s’est identifié comme ayant un schéma d’attachement insécure, qu’est ce qu’on fait ?
Pas du tout. Le style d’attachement que nous avons dû mettre en place dans notre enfance et notre adolescence, pour nous adapter à la manière dont nos proches nous traitaient, peut être révisé à tout moment de notre existence, et heureusement. Autrement, ce serait absolument catastrophique et personnellement, je n’aurais pas supporté d’étudier une telle prédétermination ! Pour changer, il suffit de prendre conscience de son style d’attachement, d’avoir le courage de se poser les bonnes questions et surtout d’y répondre. C’est plutôt simple à faire, même si ça n’est pas forcément facile, car nos mécanismes de défense psychique existent justement pour nous empêcher de réaliser de quelle manière nous avons souffert dans nos jeunes années lorsqu’on ne répondait pas correctement à notre besoin instinctif d’attachement. Cela a conditionné des perceptions spécifiques de nous-même, d’autrui et du monde alentour, avec des réactions automatiques associées, qui ne sont généralement plus bonnes pour nous aujourd’hui. Ce sont des vieux schémas, comme des programmes informatiques périmés, qui continuent à nous faire fonctionner inconsciemment, alors qu’une mise à jour s’imposerait, pour plus de souplesse et d’adaptation et donc moins de stress auto-induit. Cela requiert, par exemple, de prendre conscience de la violence psychologique que l’on a vécue et que l’on continue à subir ou à faire subir, tout simplement parce qu’on a appris à trouver ça normal parce que c’est ce que faisaient nos parents avec nous ! Ou encore, cela implique de s’interroger sur les émotions que l’on bloque ou encore celles que l’on surexprime, généralement en remplacement d’une émotion interdite, ou tout simplement pour être sûr d’attirer l’attention, comme dans le style d’attachement anxieux…
Et si l’on est malade, voire gravement atteint ?
La solution est exactement la même et les survivants exceptionnels du cancer étudiés par Allistair Cunningham montrent que, même à un stade très avancé de la maladie, une remise en question appropriée de son mode de fonctionnement psychique conduit à des rémissions de très longue durée, généralement jugées inexplicables et plutôt miraculeuses.
Dans votre livre, vous détaillez le cas de David Servan Schreiber décédé d’une rechute de tumeur cérébrale après avoir publié notamment Anticancer. Aurait-il pu guérir ?
Oui, je le crois et, à la lecture de son dernier livre, je pense qu’il a fini par en prendre conscience lui aussi, si justement il s’était focalisé sur les bons éléments à changer, c’est-à-dire son rapport à lui-même, aux autres et au monde en général. Lorsque je l’ai rencontré, il s’est montré très intéressé par mes travaux, mais de manière plutôt intellectuelle. Il n’était, semble-t-il, pas prêt à l’époque à remettre en cause son fonctionnement de fond, certains traits de personnalité chez lui, qui l’ont conduit à mener une vie extrêmement stressante, à parcourir le monde loin des siens et de relations d’attachement qui auraient pu grandement l’aider. S’il avait su leur accorder la priorité en ayant compris que c’est là le plus important pour se maintenir en bonne santé, il aurait sans doute suivi la voie des survivants exceptionnels, qui spontanément ou avec de l’aide, ont justement modifié ces choses-là dans leur vie.
Tout de même, une alimentation et un mode de vie sains, une activité physique, la méditation, se protéger des pollutions diverses, ça ne protège pas ?
Hélas, non, et je ne suis pas la première à le dire. Je vous rappelle que David Servan-Schreiber, qui a pourtant été parmi les principaux défenseurs de tels remèdes anti-cancer, affirme dans son dernier livre, rédigé sur son lit d’hôpital, qu’il aurait dû établir une hiérarchie entre les différentes solutions qu’il proposait. Il insiste, avec un certain courage je dirais, sur l’importance fondamentale de faire évoluer son psychisme, c’est-à-dire changer son rapport à ses proches et à son travail par exemple, et non se contenter de modifier son alimentation et de faire de l’exercice. Il va même jusqu’à prévenir des dangers de la pensée positive dans laquelle il dit s’être trouvé piégé, dans une sorte de contrôle et de toute puissance qui l’ont fait passer à côté de modifications beaucoup plus essentielles.
J’ai été personnellement confrontée à ce type de problème récemment : une de mes amies, qui suivait à la lettre tous les préceptes que vous énoncez, n’a pas du tout compris la rechute de son cancer. Quant à moi, je n’ai pas vraiment été surprise. Elle se stressait plus qu’autre chose avec toutes les contraintes qu’elle s’imposait. Elle stressait son corps à force de restrictions, tandis que sa vie amoureuse était chaotique et que son mode d’attachement était loin d’être idéal. J’ai dû la laisser partir sans pouvoir intervenir, car mon discours sur les liens avérés entre psychisme, stress et cancer ne l’atteignaient pas, il était trop inhabituel, même si, ironie du sort, c’est en partie à cause de ce centre d’intérêt qu’elle s’était rapprochée de moi !
Il va sans dire cependant qu’avoir un mode de vie équilibré reste plus que conseillé. Mais je pense que lorsqu’on est en paix avec soi-même, en empathie avec ses propres émotions, lorsqu’on cesse de se battre avec son corps, de vouloir le contrôler de toutes sortes de manières, les choses se font spontanément. On ne cherche pas de dérivatifs dans l’alimentation ou dans le sport à outrance, on n’est pas obsédé par des consignes à suivre, etc. On vit, tout simplement. On mange quand on a faim, ni trop, ni trop peu, on bouge normalement, car si on est à l’écoute de son corps, au bout d’un certain temps d’immobilité dans la journée, par exemple, on éprouve le besoin d’une certaine activité physique. Sans pour autant se précipiter à la salle de sport ou faire un jogging de plusieurs kilomètres !
Il est important de se rappeler aussi que notre organisme est une véritable usine chimique, qui fabrique, toute seule, une quantité impressionnante de produits dangereux, de l’acide, des radicaux libres, des cellules mutées, etc. Mais, le système est extraordinairement bien fait, et si on ne vient pas le perturber, il gère tout ça à son avantage, à l’aide de mécanismes de contrôle qui évitent les insuffisances et les débordements. Ce que les recherches actuelles montrent, c’est que ce sont les molécules du stress physiologique et la cascade de réactions entraînées par ce stress à tous les niveaux, qui viennent faire dérailler ce mécanisme d’horlogerie. Comme ce stress physiologique chronique est plus particulièrement déclenché et entretenu par le stress psychologique chez l’homme, très doué pour s’en fabriquer inutilement et pour y rester soumis dans la durée, en lien avec son éducation, on comprend comment on peut affirmer sérieusement au final que le stress psychique rend malade !
(*) « Stres &cancer, quand notre attachement nous joue des tours », Éditions de Boeck. Yvane Wiart est aussi l’auteur de L’attachement, un instinct oublié (Albin Michel, 2011) et de Petites violences ordinaires : La violence psychologique en famille (Courrier du Livre, 2011)
Formidable…Ce soir, j’ai beaucoup pleuré, en lisant …